Je traîne mon spleen sur les trottoirs de Paris sous un ciel gris perle menaçant. Un vent tourbillonnant soulève le tee-shirt jaune poussin qu'une supportrice belge de L'Autre Tour m'a remis sur les Champs-Elysées. Dimanche matin, un huitième contrôle antidopage urinaire et capillaire a bouclé la boucle. C'est fini.
Je ne me suis pas déplacé pour assister à l'arrivée des professionnels. Le Tour et L'Autre Tour se repoussent comme deux aimants. Un journaliste flamand a cherché à organiser une rencontre avec l'ex-champion du monde Tom Boonen. Réponse lapidaire de l'attaché de presse de son équipe, Quick Step : "Vous n'avez rien à voir avec le Tour." Une réaction symptomatique de l'état d'esprit du microcosme cycliste à l'égard de notre initiative : au lieu de saluer un projet qui visait à défendre le vélo, le sport propre, le respect des règles et des autres, nous n'avons eu le droit qu'à des quolibets de seconde classe.
Je repense à mon arrivée sur le pavé poli des Champs, à la muraille humaine qui nous barrait la route, à mes premiers autographes, aux flashs, aux caméras, à la forêt de micros tendus, au champagne qui dégouline de mes lèvres crevassées. Tout n'est que vanité et gloire éphémère, il ne restera bientôt plus aucune trace de Guillaume et Fabio, mais la cinglante conclusion de L'Autre Tour continuera, elle, de briller dans les esprits : "Il est possible de faire le Tour de France à une allure sportive sans se doper et sans conséquences néfastes sur l'organisme" ou encore "la victoire passe par les sacrifices et non les artifices".
Mon poids est le même qu'au départ, mon taux de globules rouges est inchangé tout comme mon hémoglobine, et le résultat de mes prises de sang démontre une parfaite stabilité d'ensemble. La polémique factieuse du "rééquilibrage hormonal" n'a donc pas lieu d'être. Le ridicule débat sur la réduction du Tour de France de trois à deux semaines non plus. Le seul véritable handicap, en ce qui me concerne, a été l'anéantissement de la libido, réduite à peau de chagrin.
Pendant neuf mois, j'ai vécu dans la peau d'un coureur. J'ai compris que la tentation du dopage commence dès la préparation, quand il faut aligner les sorties de six heures par tous les temps. Ma semaine d'entraînement type était la suivante : lundi 6 heures, mardi 4 heures, mercredi 6, jeudi repos, vendredi 6 heures, samedi 4, dimanche 6. Le soir, je peux vous assurer que l'on ne sort pas boire un verre entre amis. La tentation de récupérer plus rapidement existe.
J'ai compris qu'une fois descendu de vélo, le cycliste n'existe plus en tant que personne. On le traite comme un veau: on le ballotte d'une ville-départ à une ville-arrivée sans ménagement, sans se préoccuper de son droit au repos. Notre voiture suiveuse affiche au compteur plus de 7000 km, soit le double du kilométrage officiel du Tour. L'explication tient en un mot: transfert. Transfert de Canterbury à Dunkerque, transfert de Briançon à Tallard, transfert de Loudenvielle à Pau, transfert d'Angoulême à Paris.
J'ai compris que ceux qui tracent les étapes ne sont jamais montés sur un vélo ou qu'ils ne s'en souviennent pas. Est-il nécessaire de démolir un coureur, en troisième semaine de Tour, en lui infligeant 220 km dans les Pyrénées ? Ne peut-il pas y avoir un classement après 180 km ? Qui décide des zones de ravitaillement ? Est-il possible que les coureurs aient le droit de se ravitailler dans deux zones autorisées seulement sur des étapes marathons alors qu'avec Fabio, ma principale préoccupation a été de m'alimenter régulièrement du premier au dernier hectomètre?
Un jour de repos en plus, la première semaine, est-il inimaginable ? Ce sont des détails qui font la différence et permettraient, concrètement, d'humaniser le cyclisme.
Fabio, Claudio le cuisinier, Luigino le mécanicien et Marco le masseur sont déjà repartis en Italie pour embrasser leurs proches. Des gouttes de pluie coulent sur le calepin où j'ai pris ces quelques notes, transformant l'encre en d'étranges arabesques que Miro aurait pu tracer. Je suis tenté par un nouveau défi: Fabio m'a parlé de la traversée des Etats-Unis d'ouest en est sans stop. J'ai déjà hâte de pédaler de nuit sous les étoiles de l'Arkansas. Pardon. Sur le Tour, les veines sont à fleur de peau, et les nerfs aussi. Je m'apprête à retrouver la vie quotidienne. Aller chercher le journal le matin...